Tu te fais souvent dire que c’est bien d’avoir du fun et de voyager, mais que parfois il faut être sérieux. Mais toi, tu sais qu’il n’y a pas plus sérieux que certains des endroits que tu as eu la chance de voir de tes propres yeux en voyage. Des vérités qui doivent à tout prix être racontées et justement prises au sérieux. Le voyage ne se passe pas toujours à travers des lunettes roses. Je m’en suis rendue compte pendant mon dernier voyage au Cambodge.
C’est après avoir marchandé ta ride de tuk-tuk que, finalement, tu es en chemin vers l’ancienne prison S-21 de Phonm Penh, la capitale du Cambodge.
T’es bien. T’as les cheveux dans le vent, tu jases avec Aow, ton amical tuk-tuk driver de la journée, et tu ne sais pas encore ce qui t’attend. Tu débarques en pleine ville, t’attendant à voir un genre de prison grise avec des barreaux comme celle de la case «prison» au Monopoly. Mais en fait ce n’est pas ça… C’est plutôt une école entourée de barbelés. Et c’est là que tu perds tes lunettes roses.

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La prison S-21
Dès que les écouteurs de ton audioguide se posent aux creux de tes oreilles et que le premier avertissement consiste à te dire que ce que tu t’apprêtes à entendre est sévèrement difficile, tu comprends le genre de visite dans laquelle tu t’embarques.
C’est cette matinée-là que j’ai été témoin de la chose la plus difficile que j’ai vue dans toute ma vie. Et je dois souligner que le mot difficile n’est pas assez puissant pour décrire ce que j’ai vu… J’hésite encore entre apocalyptique et atroce.

Les crimes du régime des Khmer rouges
La petite voix calme de ton audioguide t’informe que l’endroit où tu as les pieds est en fait une école transformée en camp de concentration, un endroit parmi tant d’autres où, durant quatre ans, les Khmers rouges, dont le chef principal était Pol Pot, dirigèrent un régime connu sous le nom officiel de Kampuchéa démocratique, qui soumit la population du Cambodge à une dictature d’une rare violence et dont le mouvement causa au minimum plusieurs centaines de milliers de morts.
Durant la visite des premières cellules, qui sont en fait d’anciennes salles de classe (ce qui est très paradoxal), plusieurs témoignages véridiques de survivants pénètrent encore dans tes oreilles… Dans les pièces suivantes, tu peux apercevoir des lits de fer armés d’une boîte électrique. Dès que tu tournes la tête, tu peux voir sur le mur d’abominables images en noir et blanc de pauvres gens retrouvés sur ces lits, le corps brulé par la petite boîte électrique que tu as sous tes yeux.
Comprendre l’expression «avoir froid dans le dos»
Pendant que tu te diriges vers le deuxième pavillon, le traducteur cambodgien de ton audioguide t’invite à prendre une pause si tu en as besoin, avant de t’expliquer le sort que les Khmers rouges réservaient aux nouveaux arrivants prisonniers.
Quand les innocents étaient jetés dans une prison comme S-21, on les dépouillait d’abord de leurs vêtements, les dénudant dès le départ de toute dignité humaine, puis on les prenait un par un en photo pour faire le compte des gens et, bien sûr, pour faire suivre l’avancement des exécutions aux dirigeants.

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Déshumanisation
Ensuite, se dresse devant toi un énorme seau de fer avec une sorte de poteau en bois très haut au-dessus. Ton audioguide t’explique qu’on torturait toujours en disant chercher des informations. On pouvait suspendre les prisonniers sur le poteau de bois par les pieds, la tête en bas, jusqu’à ce qu’ils avouent des crimes qu’ils n’avaient jamais commis.
C’est lorsque les gens avaient le malheur de perdre conscience qu’on leur plongeait la tête dans le seau de fer rempli d’excréments jusqu’à ce qu’ils se réveillent… et cela pouvait perdurer éternellement. Les Khmers rouges coupaient même les mamelons des femmes et inséraient des mille-pattes géants dans leurs plaies dans le but de les faire parler.
Quand tu penses avoir entendu le pire
Quand tu penses avoir entendu le pire, tu vois le pire… Dans les pavillons centraux, tu visites un lieu rempli de machines de torture, où les prisonniers étaient séquestrés dans de minuscules cellules individuelles.
Tu marches là et, pour la première fois de ta vie, j’te jure que tu peux sentir l’odeur de la mort qui flotte encore dans l’air, 37 ans après. Tu entends subitement le témoignage d’un homme ayant survécu qui raconte que les Khmers rouges attachaient ces prisonniers par les chevilles et qu’ils passaient leurs journées couchés. Couchés le long des planchers, dans des cellules collectives ou individuelles, sans manger ni boire, en attendant d’aller se faire fouetter ou électrocuter, le tout sous une chaleur accablante, dans des pièces suffocantes.
Sur les murs, on voit encore un mélange d’éclaboussures de sang, d’inscriptions gravées par les «agents de sécurité» pour faire le compte des prisonniers, ainsi que des prières laissées par les prisonniers.
Le regard des morts
Soudain, tu passes une porte et, sur les murs tapissés de milliers de photos, tu vois des enfants, des femmes et des hommes au visage apeuré qui ont trouvé la mort dans le camp.
Leur regard est tellement… indescriptible… Et c’est pendant que mes larmes coulaient sans que je puisse les retenir que j’ai décidé de prendre le temps de regarder dans les yeux de chacune de ces personnes.
Parce que j’avais ce besoin de les voir une à une et ce fut ma façon à moi de leur dire que je reconnaissais les humains qu’ils avaient été avant de vivre ces atroces crimes de guerre.
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Le survivant
À la fin de la visite, après m’être recueillie au son d’une musique bouddhiste en mémoire des défunts, j’ai croisé un homme assis devant des piles de livres…
C’était le survivant de S-21 entendu plus tôt dans l’audioguide. Il se nomme Bou Meng. Dès que mon regard à croisé le sien, je n’ai pu retenir mes larmes. J’ai ressenti jusqu’au plus profond de mon être le sens du mot empathie. Les émotions étaient trop grandes.
Il a aussitôt essuyé mes larmes avec son pouce. Malgré la barrière de la langue, cet homme me disait : «Ça va, je vais mieux. J’ai survécu et tout va bien.»
Parfois, en voyage, on se comprend quand il le faut, même sans les mots. Je n’oublierai jamais cet homme.
À la mémoire du peuple du Cambodge
Alors non, le voyage n’est pas toujours rose. Il est parfois gris. Mais c’est après avoir été témoin de souvenirs comme ceux que j’ai vus au Cambodge que tu remercies profondément le voyage pour la puissance des évènements qu’il peut t’offrir.
Je suis prête à dire que tu sors de cette visite avec une nouvelle vision, une vision qui s’ajoute aux cordes de la guitare de ta vie. Malgré la noirceur de ce texte, c’est un hommage que je rends au peuple du Cambodge, qui souhaite qu’on raconte son histoire pour que l’humanité évite de la reproduire.

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Le visite du camp de transit tchèque de Terezin m’avait remué, mais j’ai l’impression que ce n’est rien comparé aux émotions qu’ont fait jaillir chez toi ce camp S-21…
Il y a deux ans, j’ai fait un tour d’Europe. Je tenais à passer par Auschwitz-Birkenau, même si mes proches me le déconseillaient. C’était pour moi un devoir de mémoire, alors qu’il n’y aura bientôt plus personne pouvant témoigner personnellement de l’horreur des camps.
L’horreur, ce sont les tas de chaussures. De lunettes. De cheveux. Toujours là, 70 ans après. C’est de traverser les chambres à gaz et les fours et les murs d’exécution et de voir ce qu’on a imaginé dans tous les livres. Je n’ai pas regretté ma démarche, malgré la boule au ventre.
L’horreur aussi, ce sont les selfies. Les selfies atroces dans le four. Devant l’entrée du camp. De voir l’insouciance de ces écervelés qui n’ont que faire du respect et n’attendent qu’une chose, poster leur dernier selfie-trophée sur leur mur Facebook. L’indécente minimisation du traumatisme d’un continent entier.
Beau texte, J’ai ressenti la même chose, déja arrivant la lecture du reglement donne froid dans le dos. https://ouyva.com/features/cambodge/45-tuol-sleng-ou-s-21